Divagations urbaines

La pénombre conquiert de nouveaux territoires. Avalant ombres, couleurs et reliefs son voile gomme toutes les aspérités bétonnées blessant mon regard. L’halogène du salon n’est pas encore allumé. Je prie silencieusement afin que dure cet instant magique où les chiens s’inclinent devant les loups…

J’aime quant le soleil n’est plus. Ce moment si particulier où s’annonce, sans totalement se dévoiler, une nuit chargée de promesses pour ceux qui s’apprêtent à la traverser les yeux grands ouverts. Moment paisible où règne en maître un silence tout relatif pour peu que les verrières restent closes.
Je savoure avidement l’instant où les lumières de la ville envahissent l’espace, aspirant ma conscience, refoulant mes fatigues et mes peurs…
Demain est un autre jour, et à chaque jour suffit sa peine.
Pas de musique, rien que ce silence et la fraîcheur de l’aluminium sur mon front… Juste cette relation qui s’établit entre une ville qui s’endort et un esprit avide de ce néant que seule cette cité est capable de m’apporter.
J’ouvre la baie, reçoit en pleine face cet air empoisonné de vie, me noie dans la cacophonie montant du sol, inondant les étages, mourant en tutoyant les étoiles.
Une ville la nuit, c’est beau comme un solo de saxophone qui s’élève et résonne dans le ciel, tonnerre cuivré sur mélodie citadine aux accents décadents.
Le ballet des lumières qui s’allument et s’éteignent dans les tours de verre provoque un sentiment apaisant, une quiétude salvatrice, je ne suis pas seul, malgré tout, malgré moi…
Je suis Dieu sur mon nuage contemplant la création de l’homme, fier de ce que cette fourmilière est capable de concevoir à partir de cette fange qui lui sert de quotidien.
Je vole sur les lumières diffuses des enseignes, parcourant par procuration le labyrinthe des rues et des boulevards, me gave des harmonies hypnotiques de cette grouillance motorisée. J’absorbe les bruits et les rires des piétons qui se répercutent de toits en toits en échos intemporels. Certaines voix semblant ressurgir de mon passé me laissent dans un état situé entre nostalgie bienheureuse et mélancolie désespérée. Des souvenirs, des odeurs, issus d’un autre temps, d’un autre moi, me submergent en vagues délicieusement douloureuses.
Une sirène déchire le bourdonnement de la ruche et me ramène à la réalité. Alors je zappe, de fenêtre en fenêtre, me goinfrant de vos intimités. Ma télévision n’a qu’un programme qui s’appelle la vie et c’est captivant.
On y voit des scènes d’une banalité tragique. Toutes ces silhouettes se dissimulant inutilement derrière d’opaques rideaux ne font qu’attiser ma curiosité. Ce sont tous de parfaits inconnus et pourtant si familiers, impossible de ne pas honorer ce rendez-vous crépusculaire. Cela me permet de faire mienne un peu de leur, de votre, intimité à défaut de pouvoir partager le quotidien qu’il me faut subir. Et lorsque s’éteignent les lumières, que se couchent les masses laborieuses, mon regard revient sur les artères encombrées embrasées par les feux des nombreux véhicules encore en mouvement.

La terrasse de mon loft est mon île sur le toit du monde, de mon monde… Le lieu privilégié d’où je domine les millions d’âmes fourmillant dans les rues. Je vous vois, vous observe, vaquant à votre quotidien. Chacun traînant comme une ombre sa propre histoire aux millions de faits divers plus ou moins marquants que madame la mort s’empressera d’effacer lorsque vous disparaîtrez.

Durant ces divagations j’essaie d’imaginer la somme d’évènements annihilés à chaque décès. Tant de choses sans importance pour vous qui ne les avez pas vécues, mais si capitales pour celui qui disparaîtra sans rien en transmettre… Tout un pan d’humanité à jamais disparu, comme l’amas de cellules lui servant de réceptacle…Avez-vous déjà réfléchi aux souvenirs que vous aimeriez léguer à vos proches si vous le pouviez ?
Moi j’aimerais leur laisser le goût du beurre frais sur une tartine de pain de campagne, l’odeur de la treille grillant sous le soleil, la beauté d’un champ de coquelicots dans le couchant, le chapeau de paille d’Hélène, souriante et offerte assise au milieu des pâquerettes. J’aimerais léguer des visages oubliés, des bêtises d’enfants, des sensations perdues, des amours tragiques et heureuses, des paysages remarquables et des voyages fantastiques.

J’ai eu une si belle vie…

Les hirondelles manifestent bruyamment en chantant un air d’Italie et me tirent de ma réflexion. Leur ballet m’enchante jusqu’aux larmes. Je les aime parce qu’elles sont libres, parce qu’elles sont vivantes, parce qu’elles sont belles, parce qu’elles nous survivront…

Froufroutement de la baie glissant sur les rails, suivi par le claquement sec du montant s’encastrant dans son support. Le grondement de la cité s’étiole derrière la vitre en un ronronnement sourd et rassurant.
Je suis désormais confiné, à l’abri derrière le verre blindé, coupé d’un univers agonisant.
Encore ivre des sonorités urbaines et réchauffé par l’éclat d’un soleil rougissant derrière un horizon pollué je m’affale dans le fauteuil en cuir. Mon regard se perd une minute dans l’océan laiteux du plafond immaculé avant que ne se ferment mes yeux sous la pression de la fatigue.
La musique de la vie, maintenant filtrée par la baie vitrée, devient cacophonie puis finit par m’agacer… L’œuf n’est pas si hermétique que cela, sa coquille est bien fragile.
Heureusement mère technologie veille sur mon confort. Une simple pression sur « Play » et retentit alors la voix sublime de Beth Gibbons.
La diva de Portishead n’a pas besoin de donner dans les vocalises très à la mode chez les prétendues chanteuses à voix pour faire vibrer mon espace. J’aime les timbres effacés, éraillés, qui chantent la vie, la vraie, la dure, la seule qui soit intéressante.
D’un murmure Beth me capture, me captive, m’enlace, me glisse des mots d’amour dans le creux de l’oreille et me calme comme personne. Maintenant que je suis assis, calé dans les mélodies trip hop de la belle, je regrette de ne pas m’être servi un verre de whisky, mais tant pis, je ne veux pas rompre le charme. Beth je t’adore, même sans être grisé. Je t’adore mais je m’endors…

…Bras écartés, je me penche au dessus de mon balcon afin de mieux embrasser le vide…
Je l’étreins, le pénètre, me fond dans l’aura bleu électrique des néons.
Je m’englue dans des fantasmes kaléidoscopiques aux senteurs de chanvre, de rose et de jasmin. Des tentacules de cuir et de satin surgissent de nulle part, m’entravent bras et jambes puis enlacent avidement mes paupières, les forçant à rester ouvertes.
Des dents couleur de perle derrière des lèvres couleur de sang flottent dans l’air. L’une des bouches s’approche puis happe goulûment mon sexe, s’apprêtant visiblement à l’arracher.
L’autre me murmure « Tu seras puni par là même où tu as péché… Souffre et repent toi ! »
Je chuchote « Mon Dieu pardonnez-moi parce que j’ai péché… ».
– PLUS FORT ! ordonne-t-elle…
Je le crie…
– PLUS FORT ENCORE !
Alors dans un sanglot je hurle :
– MON DIEU OUI J’AI PECHE…

Mais bordel, qu’est ce que j’ai aimé ça !

Tout s’accélère. Des peaux chaudes et multicolores se frottent contre la mienne, provoquant l’éclosion douloureuse de ma fureur priapique. Des harpies aux seins énormes se disputent mon corps et l’écartèlent délicieusement pendant qu’un nain difforme brandit, sous ce qui reste de mon nez, les tables de la loi. Son doigt crochu indique un commandement en particulier :
– Tu ne convoiteras pas le mensonge de ton prochain…

Mais sa voix se perd dans le vide de mon innocence retrouvée que déjà je renais à la vie… avec un bon mal de crane à la clef.
Bad trip ! Il faut que je sorte. Prendre l’air et voir du monde me fera du bien.

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